Faire du théâtre peut être une démarche interculturelle. Tout dépend du théâtre pratiqué et de la façon de le mettre en acte et en jeu.
De quel théâtre parlons-nous ? Je parle ici du théâtre pratiqué par une certaine lignée(1) d'artistes-pédagogues. Jacques Copeau, Jacques Lecoq, Keith Johnstone, Ariane Mnouchkine, Peter Brook, Alain Knapp ... Chacun a puisé dans l'art de l'improvisation (entre les langues) et dans la complexité du groupe-troupe pour tenter de comprendre, définir et (peut-être) transmettre ce qu'est l'infinie magie de l'acte théâtral.
Alors, qu'est ce qu'un acte théâtral ? Peter Brook le définit :
"Une personne se lève, une autre personne regarde, il y a déjà un acte. Tout y est, à condition que cela aille plus loin. Il faut ensuite la rencontre. Il faut trois éléments : une personne qui regarde, une personne qui peut être seule pendant quelques secondes, puis une troisième personne pour entrer en contact. Là, une vie peut commencer à circuler et il est possible d'aller extrêmement loin"(2).
Le mot que Brook souligne ici, c'est le mot rencontre. Il faut "entrer en contact". Je parlerais dans un autre article du rôle du public (de "la personne qui regarde"), rôle qui me semble essentiel à la réalisation d'un acte pédagogique interrogeant l'accompagnement dans l'enseignement-apprentissage (3). Focalisons-nous ici sur cet acte de rencontre.
Pour avoir une rencontre, Brook propose ces étapes-ci :
Étape 1. Une personne se lève
Étape 2. Elle est seule quelques secondes
Étape 3. Une autre arrive pour entrer en contact.
C'est peu ? Non, c'est immense : "une vie peut commencer à circuler" ! Ces quelques mouvements, quand ils sont réalisés dans l'ouverture de ce qu'il peut advenir, se vivre, se mettre à circuler, sont la base de toute rencontre et de toute création ou vie comme le dit Brook. Il faut donc s'ouvrir aux possibles de la rencontre, à cette vie à-venir. Accepter de ne pas forcément avoir les codes, accepter de ne pas tout savoir ce qu'il va se passer, accepter d'être là, simplement, dans l'écoute et le don.
Dès lors, comment travailler cette ouverture qui permet à la rencontre d'avoir lieu ? Analysons de plus près ce qu'implique la réalisation de ces trois étapes en terme de compétences .
1. SE LEVER // Apparaître. Prendre la responsabilité du mouvement, du changement.
2. ÊTRE SEUL.E // Se connaître, tolérer l'incertitude et y accueillir les émotions.
3. ENTRER EN CONTACT // Se regarder l'un l'autre, écouter, observer. Prendre en compte l'espace et les corps.
Trois mouvements et déjà tant de compétences sollicitées ! La prise de responsabilité, la tolérance de l’ambiguïté, l'acceptation des émotions, l'écoute, l'observation... Ces compétences sont citées par l'UNESCO et développées par le Conseil de l'Europe(4). Nous sommes bien dans la démarche interculturelle... Mais cela fait beaucoup de compétences pour des personnes non habituées à ces 3 mouvements, pour les personnes non-comédiennes.
Avant de développer de possibles rencontres, il est essentiel de passer d'abord par une phase de prise de confiance et de plaisir pour s'ouvrir. C'est la phase "jeux de théâtre"(5) : des activités collectives, ludiques portées par la dynamique de groupe. Ils sont nécessaires en première étape pour commencer à s'ouvrir et accepter d'aller ensuite vers la prise de risque, dans un travail de compétences peu ordinaires. C'est seulement une fois que les personnes se sentent bien dans cet environnement non habituel (plateau de jeu) avec des activités non habituelles (exercices de théâtre) que nous allons vers les exercices de théâtre, c'est à dire des exercices de rencontre et de création. C'est à cela que sert un échauffement, les jeux de théâtre.
L'échauffement fait, tout le monde est prêt - voire désire la suite de l'atelier ! C'est parti pour les exercices de théâtre basés sur la rencontre où chacun va explorer ses ressources interculturelles.
Alors une pratique théâtrale peut-elle développer des compétences interculturelles ? Certes oui, le théâtre est l'art même de la rencontre : rencontre à l'autre, rencontre au public, rencontre à soi. Mais attention de ne pas manipuler des activités qui semblent tout à fait indiquées pour ce travail interculturel sans avoir pris soin au préalable de mettre les personnes participantes dans un état de bien-être corporel et mental qui permet une réelle ouverture à l'autre, à l'inconnu.
Kit de pratique téléchargeable sur la page "Livres et jeux pédagogiques"
(1) Guy Freixe, La filiation Copeau, Lecoq, Mnouchkine - Une lignée théâtrale du jeu de l'acteur. Entretemps, Les voies de l'acteur. 2014.
(2) Peter Brook, Le diable c'est l'ennui - Propos sur le théâtre. Actes Sud Papiers. 2000.
(3) Réflexion initiée par la communication "L’enjeu du public dans les créations théâtrales FLE : scénario d’une pédagogie participative", Pré-actes du colloque FIPF Athènes 2019, p. 212. http://athenes2019.fipf.org/sites/athenes2019.fipf.org/files/preactes_site_22_8_19.pdf
(4) Compétences interculturelles, cadre conceptuel et opérationnel. UNESCO, 2013 // Compétences pour une culture de la démocratie. Conseil de l'Europe 2016
(5) De nombreux jeux de théâtre et exercices de théâtre sont trouvables sur internet ou dans des livres. Pour les personnes souhaitant des ateliers didactisés en 24 séances, nous avons écrit un livre développant le projet de théâtralisation d'un conte du texte à la scène : https://www.bod.fr/librairie/theatraliser-un-conte-marjorie-nadal-9782322038947
Marjorie Nadal, article publié en 2019 sur LinkedIn